Loi Taubira |
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Christiane Taubira |
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Il n'existe pas de comptabilité qui mesure l'horreur
de la traite négrière et l'abomination de l'esclavage. Les cahiers des
navigateurs, trafiqués, ne témoignent pas de l'ampleur des razzias, de la
souffrance des enfants épuisés et effarés, du désarroi désespéré des femmes, du
bouleversement accablé des hommes. Ils font silence sur la commotion qui les
étourdit dans la maison des esclaves à Gorée. Ils ignorent l'effroi de
l'entassement à fond de cale. Ils gomment les râles d'esclaves jetés, lestés,
par-dessus bord. Ils renient les viols d'adolescentes affolées. Ils biffent les
marchandages sur les marchés aux bestiaux. Ils dissimulent les assassinats
protégés par le Code noir. Invisibles, anonymes, sans filiation ni descendance,
les esclaves ne comptent pas. Seules valent les recettes. Pas de statistiques,
pas de preuves, pas de préjudice, pas de réparations. Les non-dits de
l'épouvante qui accompagna la déportation la plus massive et la plus longue de
l'histoire des hommes sommeillèrent, un siècle et demi durant, sous la plus
pesante chape de silence.
La bataille des chiffres fait rage. Des historiens
vacillent sur le décompte des millions d'enfants, de femmes et d'hommes, jeunes
et bien portants, de la génération féconde, qui furent arrachés à la terre
d'Afrique. De guerre lasse et sans certitudes, ils retiennent une fourchette de
quinze à trente millions de déportés par la traite transatlantique. Des
archéologues décryptent avec une application d'écoliers les vestiges des
civilisations précoloniales et exhument, avec une satisfaction pathétique, les
preuves de la grandeur de l'Afrique d'avant les conquérants et compradors. Des
anthropologues décrivent l'échange inégal du commerce triangulaire entre les
esclaves, matière première du capitalisme européen expansionniste, et les
bibelots, tissus, barres de fer, alcools, fusils qui servaient à acquitter les
"coutumes", droits payés sur la traite aux Etats ou cheffaillons du littoral.
Des ethnologues reconstruisent le schéma d'explosion des structures
traditionnelles sous le choc de ce trafic qui pourvut les ports européens en
accises juteuses, les armateurs en rentes coupables, les Etats en recettes
fiscales incolores et inodores. Des sociologues débusquent les traces
d'intrigues politiques fomentées par les négriers pour attiser les conflits
entre Etats africains, entre chefferies côtières, entre fournisseurs de "bois
d'ébène". Des économistes comparent la voracité de l'économie minière à la
rapacité de l'économie de plantations et y puisent le mobile des déportations
massives. Des théologiens font l'exégèse de la malédiction de Cham et tentent de
conclure la controverse de Valladolid. Des psychanalystes explorent les ressorts
de survie et les mécanismes d'exorcisme qui permirent d'échapper à la folie. Des
juristes dissèquent le Code noir, qualifient le crime contre l'humanité et le
rappellent imprescriptible.
Les fils et filles de descendants d'esclaves,
dispersés en diasporas solidaires, blessés et humiliés, rassasiés de chicaneries
sur l'esclavage précolonial, les dates de conquête, le volume et la valeur de la
pacotille, les complicités locales, les libérateurs européens, répliquent par la
geste de Chaka, empereur zoulou, qui s'opposa à la pénétration du pays zoulou
par les marchands d'esclaves. Ils chantent l'épopée de Soundjata, fondateur de
l'empire du Mali, qui combattit sans répit le système esclavagiste. Ils
brandissent la bulle d'Ahmed Baba, grand savant de Tombouctou, qui réfuta la
malédiction de Cham dans tout l'empire songhay et condamna la traite
transsaharienne initiée par des marchands maghrébins. Ils dévoilent la témérité
de la reine Dinga, qui osa même affronter son fière dans un refus sans nuance.
Ils collectionnent les lettres d'Alfonso Ier, roi du Congo, qui en appela au roi
du Portugal et au pape. Ils marmonnent la ronde des marrons, guerriers
prestigieux et rebelles ordinaires. Ils fredonnent la romance des nègres de
case, solidaires d'évasions, allumeurs d'incendies, artisans de sortilèges,
artistes du poison. Ils entonnent la funeste et grandiose complainte des mères
avorteuses. Ils tentent d'atténuer la cupidité de ceux des leurs qui livrèrent
des captifs aux négriers. Ils mesurent leur vénalité, leur inconscience ou leur
lâcheté, d'une lamentable banalité, à l'aune de la trahison d'élites, pas moins
nombreuses, qui également vendirent les leurs en d'autres temps et d'autres
lieux. Ec_urés par la mauvaise foi de ceux qui déclarent que la faute fut
emportée par la mort des coupables et ergotent sur les destinataires
d'éventuelles réparations, ils chuchotent, gênés, que bien que l'Etat d'Israël
n'existât pas lorsque les nazis commirent, douze ans durant, l'holocauste contre
les juifs, il est pourtant bénéficiaire des dommages payés par l'ancienne
République fédérale d'Allemagne. Embarrassés, ils murmurent que les Américains
reconnaissent devoir réparation aux Américains d'origine japonaise internés sept
ans sur ordre de Roosevelt durant la Deuxième Guerre mondiale. Contrariés, ils
évoquent le génocide arménien et rendent hommage à la reconnaissance de tous ces
crimes. Contrits de ces comparaisons, ils conjurent la cabale, oppressés,
vibrant de convaincre que rien ne serait pire que de nourrir et laisser pourrir
une sordide "concurrence des victimes".
Les humanistes enseignent alors,
avec une rage sereine, qu'on ne saurait décrire l'indicible, expliquer
l'inommable, mesurer l'irréparable. Ces humanistes de tous métiers et de toutes
conditions, spécialistes éminents ou citoyens sans pavillon, ressortissants de
la race humaine, sujets de cultures singulières, officielles ou opprimées,
porteurs d'identités épanouies ou tourmentées, pensent et proclament que l'heure
est au recueillement et au respect. Que les circonlocutions sur les mobiles des
négriers sont putrides. Que les finasseries sur les circonstances et les
mentalités d'époque sont primitives. Que les digressions sur les complicités
africaines sont obscènes. Que les révisions statistiques sont immondes. Que les
calculs sur les coûts de la réparation sont scabreux. Que les querelles
juridiques et les tergiversations philosophiques sont indécentes. Que les
subtilités sémantiques entre crime et attentat sont cyniques. Que les
hésitations à convenir du crime sont offensantes. Que la négation de l'humanité
des esclaves est criminelle. Ils disent, avec Elie Wiesel, que le "bourreau tue
toujours deux fois, la deuxième fois par le silence".
Les millions de morts
établissent le crime. Les traités, bulles et codes en consignent l'intention.
Les licences, contrats, monopoles d'Etat en attestent l'organisation. Et ceux
qui affrontèrent la barbarie absolue en emportant par-delà les mers et au-delà
de l'horreur, traditions et valeurs, principes et mythes, règles et croyances,
en inventant des chants, des contes, des langues, des rites, des dieux, des
savoirs et des techniques sur un continent inconnu, ceux qui survécurent à la
traversée apocalyptique à fond de cale, tous repères dissous, ceux dont les
pulsions de vie furent si puissantes qu'elles vaincurent l'anéantissement,
ceux-là sont dispensés d'avoir à démontrer leur humanité.
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Christiane Taubira |
LA FRANCE, QUI FUT ESCLAVAGISTE AVANT D'ÊTRE ABOLITIONNISTE, PATRIE DES DROITS DE L'HOMME TERNIE PAR LES OMBRES ET LES "MISÈRES DES LUMIÈRES", REDONNERA ÉCLAT ET GRANDEUR À SON PRESTIGE AUX YEUX DU MONDE EN S'INCLINANT LA PREMIÈRE DEVANT LA MÉMOIRE DES VICTIMES DE CE CRIME ORPHELIN.
PROPOSITION DE LOI
Article 1er
La République française reconnaît que la traite négrière transa tlantique et l'esclavage, perpétrés à partir du xve siècle par les puissances européennes contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan Indien, constituent un crime contre l'humanité.
Article 2
Les manuels scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la plus longue et la plus massive déportation de l'histoire de l'humanité la place conséquente qu'elle mérite. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée.
Article 3
Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage comme crime contre l'humanité sera introduite auprès de l'Union européenne, des organisations internationales et de l'Organisation des Nations unies.
Article 4
Le 8 février de chaque année rappellera le Congrès de Vienne de 1815, au cours duquel les nations européennes condamnèrent solennellement la traite négrière transatlantique comme "répugnant au principe d'humanité et de morale universelle". Toutes démarches seront entreprises pour inciter les nations libres à adopter cette date pour commémoration internationale.
Article 5
Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d'examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret en Conseil d'Etat.
Article 6
Il est inséré, après l'article 24bis de la loi du 29 juillet 1881 sur
la liberté de la presse, un article 24ter ainsi rédigé :
" Art. 24
ter. -Seront punis des peines prévues à l'article 24bis ceux qui
auront contesté par un moyen énoncé à l'article 23 l'existence du crime contre
l'humanité défini à l'article premier de la présente proposition de loi."
Article 7
Il est inséré, après l'article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse, un article 48-2-1 ainsi rédigé :
" Art. 48-2-1.
- Toute association régulièrement déclarée depuis au moins deux ans à la
date des faits dont les statuts stipulent la défense des intérêts moraux, la
mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants peut exercer les droits
reconnus à la partie civile en ce qui concerne l'apologie des crimes contre
l'humanité tels qu'ils sont établis par l'article 24ter."
N°1297. - PROPOSITION DE LOI de Mme Christiane TAUBIRA-DELANNON et M. Jean-Marc AYRAULT tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité (renvoyée à la commission des lois)
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